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Créer une Société de Conseil Libérée | Interview de Gaël Loric

Gaël Loric est blogueur professionnel, comme moi. Vous avez d’ailleurs probablement déjà entendu parler de lui dans cet article, où il explique pourquoi il est devenu blogueur professionnel. Mais Gaël est aussi le fondateur de l’entreprise Wyre, une société de conseil en entrepreneuriat social et en e-commerce. C’est la deuxième entreprise qu’il fonde. Après des difficultés de management rencontrées dans sa première entreprise, il a décidé de fonder cette fois-ci une “entreprise libérée”. Dans cette interview, Gaël nous raconte comment il s’y est pris, ainsi que les avantages et difficultés de cette création.

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Pour toi, c’est quoi une “entreprise libérée” ?

Pour moi, une entreprise libérée est une entreprise qui est gérée et développée collectivement par des gens qui sont épanouis personnellement et professionnellement, et formés pour gérer et développer l’entreprise. Grâce à une organisation et des modes de fonctionnement spécifiques.

En quoi ton entreprise est-elle une entreprise libérée ?

C’est une société de conseil où nous sommes trois. Nous voulons faire attention à l’épanouissement des gens, le mettre au coeur de l’entreprise : laisser le choix des conditions de travail et financières.

Pourquoi as-tu souhaité créer une entreprise libérée ?

En 2011, j’ai monté une première société de logistique e-commerce pour accompagner les personnes en difficultés. J’avais 22 ans. J’étais le plus jeune de l’ensemble des personnes recrutées. Le mode de fonctionnement hiérarchique ne fonctionne pas quand tu dois t’appuyer sur des gens qui ont plus de compétences que toi.

C’est là que ça a commencé. Je me suis intéressé aux modes de management car ce n’était pas évident d’avoir 22 ans, face à des personnes qui en avaient 50. Moi j’avais une vision pour l’entreprise mais ce n’était pas moi qui avaient les compétences métiers (contraintes légales, processus de préparation de commande, gérer des personnes en difficulté). Je devais donc donner un cap et challenger pour aider les gens de mon équipe. Le fait d’avoir ce rôle m’a obligé à me poser des questions que je ne me serais pas posées si je n’avais pas eu cet âge-là. Le fait d’être jeune m’a aidé par rapport à si j’avais eu une autre expérience derrière et que j’avais préféré m’appuyer dessus pour gérer l’entreprise.

J’ai commencé à me renseigner sur d’autres modes de management : entretiens annuels, processus de décision…”L’entreprise libérée” d’Isaac Getz était sortie. Ca avait fait un peu de bruit sur “Le bonheur au travail” (documentaire Arte).

Je suis parti de ma boîte. En 2015-2017, j’ai eu une phase de salariat. J’étais Directeur Logistique de RueDuCommerce. C’est là que j’ai lu “Reinventing Organizations” de Frédéric Laloux. J’ai commencé à mettre en place concrètement des modes de fonctionnement. Je me suis formé à titre personnel en Communication Non Violente. Ca me paraît un pré-requis de se former et de se faire accompagner soi-même.

J’ai voulu remonter une boîte. J’ai créé la société Wyre en février 2017. J’ai commencé à expérimenter ce que j’avais appris. On a mis en place ces principes-là. J’ai aussi pris des parts dans un cabinet de conseil en Supply Chain (Flow&Co) car on avait les mêmes valeurs sur le mode de fonctionnement.

En tant qu’entreprise libérée, qu’avez-vous mis en place chez Wyre ?

Il y a principalement deux sujets :

  • L’épanouissement des personnes au coeur de l’entreprise : on développe l’entreprise en permettant aux personne de s’épanouir et inversement
  • La transparence (les données financières sont partagées) :
    • le nombre de mois de trésorerie qu’on a d’avance ;
    • le BFR ;
    • la visibilité qu’on a sur l’activité : est-ce qu’on est à risque ou pas ;
    • rémunération : le partage de la valeur est décidé ensemble ; la mienne, celle de Magda (l’assistante) et de Yara (la stagiaire)

La transparence est critique pour que ça marche car si tu n’as pas cette transparence pour que tout le monde soit au même niveau d’information, tu crées de l’asymétrie. Si tu n’as pas l’information (marges financières, excédent…), tu ne sais pas si on peut investir dans du matériel, recruter…L’information, c’est le pouvoir.

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Le pendant de la transparence est qu’il faut former les gens à utiliser l’information correctement. Par exemple : “Nous avons 6 mois de trésorerie, et notre BFR est de 3 mois”, qu’est-ce que ça veut dire ? La responsabilisation des gens va avec la formation : pour être autonome il ne suffit pas de donner accès à toutes les informations. Il faut donc deux éléments :

  • Transparence – Pour avoir le pouvoir de prendre les décisions
  • Formation – Pour pouvoir analyser

A trois personnes, c’est relativement facile, c’est plus une question de volonté. En revanche, comme on est en télétravail, il faut que l’information circule souvent. Si on est une entreprise plus grosse, il faut un système d’information.

Les collaborateurs adhèrent-ils facilement à l’entreprise libérée ?

Quand tu recrutes avec ce mode de fonctionnement en tête, tu recrutes en adéquation avec l’entreprise libérée. Magda, notre assistante, n’avait pas l’habitude de travailler comme ça mais dans ses soft skills, elle avait “autonome, responsable, sens du dialogue”, donc je sentais qu’elle pourrait s’adapter.

Dans des boîtes plus grosses, il y a des gens qui switchent (qui font la transition vers le fonctionnement “entreprise libérée”) et d’autres qui partent car ça ne leur correspond pas. Il y a des gens qui veulent rester managés, et des managers qui n’ont pas envie de laisser les rennes. Chez Flow&Co, par exemple, certains sont partis.

Il ne faut pas être idéaliste. Tu ne peux pas faire un miracle sur des gens qui ne sont pas prêts à changer. Pour certaines personnes, la marche est trop grande, la transition trop brutale. Notre modèle d’entreprise est très conditionné par notre modèle de société et d’éducation. C’est très ancré et difficile à changer.

Comment t’y es-tu pris au début pour créer ton entreprise libérée ?

Avant de monter la boîte, j’ai eu une réflexion individuelle sur ce que je voulais créer comme entreprise. Il faut avoir le recul pour décider de ce que tu as envie de mettre en place en terme d’entreprise. Tu abandonnes de l’égo. J’ai réfléchis à comment l’appliquer concrètement, en me basant sur mon expérience et des bouquins (notamment Reinventing Organizations).

J’ai rédigé ma vision de comment je voyais mon projet d’entreprise. Ca m’a permis de mettre les axes métiers que je voulais développer : conseil en entrepreneuriat social, conseil e-commerce, développement personnel, accompagnement individuel et collectif.

J’ai mis mes valeurs : épanouissement personnel, bienveillance, sincérité (capacité à exprimer ses émotions, désaccords…), partage, exigence (en termes de qualité de résultat). Et j’ai expliqué concrètement comment je le mettais en oeuvre.

Comment as-tu recruté des personnes pour ton entreprise libérée ?

Quand j’ai recruté, j’ai expliqué ce mode de fonctionnement-là. Tu vois si la personne correspond dans l’attitude, dans les partages, dans des mises en situation. Tu les challenges. Par exemple : comment gérez-vous la relation avec vos prestataires ? Tu vois tout de suite si la personne est exigeante sur le fond mais bienveillante, ou bien en mode acheteur brutal, requin. Il fallait correspondre et aux valeurs et aux compétences. Après le recrutement c’est aléatoire, je me suis planté.

Quand on a parlé de la rémunération et du mode de travail avec Magda, on a évoqué :

  • Les besoins de rémunération par rapport à ses emplois précédents, et par rapport à ses projets ;
  • Les modalités de travail dans lesquelles elle voulait travailler : elle était à Strasbourg avec un enfant de deux ans, elle préférait le télétravail. Au départ elle était dans un modèle classique “il faut me donner des horaires précis”, mais finalement ça l’aidait de pouvoir moduler ses horaires pour son fils, aller à la banque… ;
  • L’épanouissement personnel : comment tu veux organiser ton temps de travail/perso ?
  • Les contraintes fixes liées au poste et à respecter :
  • Magda s’occupe de la paye. Tous les mois, il y a des actions à mener donc il faut qu’elle envoie un certain nombre d’éléments à temps.
  • Elle n’a pas besoin d‘être réactive en trente minutes mais à la demi-journée pour répondre à un client. Qu’elle commence à 8h ou 10h, ce n’est pas le sujet. On a habitué les clients aussi.

Comment tes clients réagissent-ils face à ce fonctionnement d’entreprise libérée ?

Tu entraînes ton écosystème : tu le choisis. Soit tu le formes, soit tu refuses, en fonction de ce que tu veux. Par exemple, j’ai sous-traité des tâches administratives à un moment donné. On a choisi ensemble avec Magda ce qu’on allait sous-traiter ou pas, puis on a choisi un prestataire en fonction des valeurs. Je préfère refuser des clients quand ça ne correspond pas aux valeurs. Par exemple, les clients qui écrivent en urgence alors que ce n’est pas une vraie urgence (“il me faut telle facture avant telle heure”).

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Comment as-tu géré le fait d’avoir une jeune stagiaire en entreprise libérée ?

Yara, notre stagiaire de l’ESSEC, a été étonnée et n’avait pas encore de repères de travail. Elle avait d’autant plus besoin de formation. On l’a formée à deux sur :

  • les méthodes de travail (façon de reporter, de communiquer) ;
  • les projets sur lesquels elle pouvait travailler (elle avait besoin d’être accompagnée sur le choix des projets sur lesquels travailler) ;
  • “comment lier épanouissement personnel et développement de l’entreprise, mais sans faire n’importe quoi”. Ca l’a menée à écrire pour le blog sur l’e-commerce, et à gagner un dossier de conseil.

Les échanges étaient hyper importants et intéressants. Une fois cela fait, elle a pu développer une très forte autonomie, et un mode de travail qui lui correspondait.

Cette expérience nous a permis de savoir si notre mode de fonctionnement était adapté pour des personnes plus jeunes, de calibrer les points à voir en priorité avec ces personnes-là.

Yara, elle, s’est éclatée. Ses potes de l’ESSEC étaient interloqués par le mode de fonctionnement : elle n’avait aucun pote qui avait eu le même niveau d’autonomie et de responsabilisation.

Comment faites-vous le tri dans les projets que vous gardez ou pas ?

Il y a un mois et demi, on s’est posé sur l’ensemble des projets en cours : conseil e-commerce, conseil en entrepreneuriat social, coaching (j’intègre mon blog ChangerAujourd’hui). On a réfléchi à :

1- ce qu’on voulait développer comme projet

2- en fonction des contraintes économiques et des envies de chacun : sur quoi allait bosser chacun

Par exemple, Magda au début était “Assistante Administrative et Comptable” (notes de frais, paye…). Depuis ce point, c’est elle qui monte les vidéos pour ChangerAujourd’hui car elle a envie de développer ses compétences là-dedans. Dans l’entreprise libérée, tu ne mets pas les gens dans un rôle.

Comment verrais-tu le départ de Magda ?

Ma conviction est qu’il vaut mieux quelqu’un de passionné et qui fait un super boulot plutôt que quelqu’un d’à moitié motivé, pas épanoui, car il sera moins impliqué dans son travail et risque de partir à terme dans des conditions moins sympathiques. Quand quelqu’un a vraiment envie de faire quelque chose, de toute façon il le fera. Ton but c’est d’accompagner au mieux les gens. Sinon c’est un problème d’égo.

Quelles sont les difficultés à créer une entreprise libérée ?

  • En tant que co-dirigeant, tu lâches les rennes des finances : quand c’est toi qui a mis les ronds dans l’entreprise, ça te pose certains questionnements, il faut être prêt à l’assumer ;
  • Ca demande un effort d’accompagner/coacher pour aider les gens à se développer, à devenir responsables/autonomes dans l’entreprise, tout en se développant sur le côté opérationnel ;
  • Tu lâches aussi les rennes sur les décisions et les responsabilités. Quand tu es entrepreneur, tu as envie de dérouler, d’aller vite. Mais les gens ne vont pas forcément aller là où toi tu aurais pensé. On va aller à d’autres endroits par rapport à si tu étais seul aux manettes. Il faut accepter ça.
  • L’entreprise libérée demande un travail en continu sur soi et sur l’organisation avec les gens : créer les temps d’échanges, prendre le temps d’accompagner, d’échanger. C’est pour ça que ça reste fragile comme équilibre.
  • Le cadre légal n’est pas encore adapté à l’entreprise libérée en France. Par exemple, la seule personne qui peut signer une prise de participation dans l’entreprise, c’est moi.
  • Tu n’es pas une entreprise libérée de manière statique. Ca reste dynamique : les gens ont leurs problèmes au quotidien, un cheminement personnel, des questionnements personnels, donc ce n’est pas bisounours non plus.

Quels sont les avantages à créer une Entreprise Libérée ?

  • Tu t’éclates. Humainement, ça n’a rien à voir (une fois que tu mets de côté l’égo et lâche prise sur le fait de tout décider). Quand tu parles avec les gens et qu’ils sont passionnés par ce qu’il font, ça change le travail.
  • C’est difficile de mettre des metrics très concrets mais dans la qualité des résultats des personnes, ils sont top en termes de livrables, de délais de production.
  • L’entreprise n’a pas besoin de toi pour tourner sur un certain nombre de sujets. Ca fait gagner du temps et de l’argent car les gens sont autonomes. Chez Wyre, dans la relation client, ils prennent des décisions en direct. Je n’ai pas non plus besoin de revoir la qualité de certains livrables. Par exemple, sur ChangerAujourd’hui, Magda publie pour le Community Management sans que je regarde.

Comment faire la différence entre une “vraie” entreprise libérée et une entreprise qui se dit libérée mais qui ne l’est pas ?

C’est un risque, il y a des dérives. C’est une discussion que j’ai eue avec des dirigeants de startups sur la façon de manager : bosser jours et nuits, ce n’est pas une “entreprise libérée”. C’est normal d’avoir de l’enthousiasme quand tu démarres mais il faut prendre du recul, voir la personne dans son ensemble. Ce n’est pas 100% de sa vie pour son travail. Dans l’entreprise libérée, il y a moins de dérives sur les horaires.

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Il ne faut pas confondre non plus “entreprise libérée” et entreprise “verte” (telle que décrite par Frédéric Laloux) : forte culture à la Google, font beaucoup de choses pour les salariés mais ne sont pas dans la libération réelle.

Etre une entreprise libérée dès le début est compliqué. Ca demande une maturité pour bien connaître les principes. Tu peux peut-être commencer petit et aller vers quelque chose de plus stratégique. Dans une levée de fonds, ça peut fermer des portes.

Quels conseils donnerais-tu à un manager/dirigeant qui souhaite libérer son entreprise ?

Se faire coacher pour travailler sur soi. Pas lire des bouquins mais se faire accompagner sur son développement personnel à soi. On ne peut pas faire de l’entreprise libérée si on n’a pas l’humilité de faire un travail sur soi. Tu ne peux libérer l’entreprise que si tu sais te libérer toi-même. Ca demande un respect des gens qui n’est pas inné. Tu peux aussi décider de ne pas te lancer dans l’entreprise libérée à la fin du coaching.

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